Certains mots ou expressions employés par Juliette Drouet dans ces lettres à usage
privé relèvent de l’idiolecte. Il peut s’agir de néologismes, compris du
destinataire premier, mais obscurs pour le tiers lecteur que nous sommes ; de termes
hypocoristiques ; de régionalismes ; de déformations orthographiques destinées à
faire entendre une prononciation particulière ; de codes graphiques. Lorsqu’une de
ces expressions nous reste encore obscure, nous livrons les hypothèses que nous
permet de fournir la fréquentation au long cours de ce corpus. D’autres termes
explicités ici étaient en usage à l’époque.
À élucider. Cette expression revient à
plusieurs reprises aux mois de juillet, août et septembre 1841. Les fils
Hugo se préparent à passer le concours général et l’âge du capitaine est une
plaisanterie commune pour moquer les problèmes géométriques et
trigonométriques insolubles posés aux élèves. Ainsi, Gustave Flaubert, dans
une lettre envoyée à sa sœur Caroline le 16 mai 1841, lui écrit : « Puisque
tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un
problème : Un navire est en mer, il est parti de Boston chargé de coton, il
jauge 200 tonneaux, il fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, il
y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de
douze, le vent souffle N.-E.-E., l’horloge marque trois heures un quart
d’après-midi, on est au mois de mai… On demande l’âge du capitaine ? »
(Gustave Flaubert, Correspondance, première série (1830–1850),
Paris, G. Charpentier et Cie, Éditeurs, 1887, p. 39). Quant au nom de
Lambert, Juliette fait peut-être référence à l’anecdote suivante : le
18 novembre 1841, James Lambert, vieillard faible mais tenace de presque
84 ans, se présente en personne en audience publique devant le Tribunal des
successions et tutelles du Comté de Dearborn, dans l’État de l’Indiana, à
l’époque situé dans la ville de Wilmington, pour réclamer une pension de
l’État. Il fait une déposition relatant ses faits d’armes lorsqu’il était
soldat milicien pour l’armée de la révolution pendant la guerre entre la
Grande Bretagne et les États-Unis de 1779 à 1780, prétendant qu’il n’avait
jamais rien demandé auparavant car il ne savait pas y avoir droit et de
toute façon n’en avait encore jamais eu besoin. Il avoue aussi que, en
raison de son grand âge, sa mémoire est défaillante. Il ne parvient
malheureusement pas à prouver ses dires, plus personne n’étant là pour
témoigner de faits vieux de 70 ans, et malgré sa ténacité les années
suivantes, il meurt en 1847 sans avoir obtenu ce qu’il désirait. Or,
justement, le 23 juillet 1841, soit la veille de la première occurrence de
la plaisanterie de Juliette, Lemuel Hungerford, ancien soldat âgé de 79 ans,
fait une déposition devant la Cour au sujet du cas de James Lambert,
confirmant l’avoir rencontré à l’époque en service. (Informations traduites
de l’ouvrage en anglais de son descendant : Georges Robert Lambert,
James Lambert (1758-1847), An Elaboration of His American
Revolutionary War Service in the Virginia Militia and Virginia Line
Based Upon a Comprehensive Analysis of His Pension File N° R 099 and
Further Extensive Research, AuthorHouse, Indiana, 2009.)
Juliette Drouet emploie souvent cette formule, à la forme
exclamative. Se dit familièrement à une personne qui vient d’être l’objet
d’un tour, d’une malice. (Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle
de Pierre Larousse). De manière quasi systématique, Juliette écrit le
mot avec deux « p ».
« Guitare » et « Autre guitare » sont deux poèmes du
recueil Les Rayons et les Ombres. Juliette utilise l’expression
pour changer de sujet de conversation.
Sot, niais, inexpérimenté (par comparaison avec un oisillon
dont le bec est encore enveloppé de sa membrane jaune). « Montrer à
quelqu’un son béjaune », c’est lui montrer sa bêtise. « Rester avec son
béjaune », ne pas être informé, ne pas savoir à quoi s’en tenir.
En décembre 1850 apparaît cette expression, pour
désigner un homme à qui Hugo doit rapidement rendre visite pour lui porter
secours ou lui rendre un service. Juliette l’utilise ironiquement pour
désigner un alibi mensonger dont elle n’est pas dupe.
« Boustrapa » est le sobriquet de
Napoléon III en usage au XIXe siècle, formé sur les premières syllabes de
Boulogne (où il avait tenté un coup d’état en 1840), Strasbourg (où il en
avait déjà tenté un précédemment en 1836) et Paris (où il réussit celui
de 1851). « Boustrapatiste » est un néologisme formé par Juliette Drouet à
partir de ce sobriquet.
Anglais pour « qu’en dira-t-on ». À Jersey et Guernesey, Juliette
Drouet est particulièrement soucieuse de sa respectabilité, et redoute les
cancans et propos malveillants sur sa situation. Aussi fait-elle très
attention à ne pas s’y exposer en s’affichant le moins possible publiquement
avec Hugo.
Le 28 avril 1847, Hugo « achète » 1 100 F. un
remplaçant pour le service militaire à son fils Charles, dont le numéro a
été tiré au sort. Ce remplaçant s’appelle Adolphe Grangé. Pendant les
semaines qui précèdent, s’activant pour trouver une solution, il se rend
fréquemment à la mairie pour tâcher de résoudre le problème administratif.
Pendant toute cette période, il s’excuse auprès de Juliette Drouet de ses
retards ou absences en invoquant « l’affaire de Charles », qui, dit-il, ne
l’amuse guère. Juliette Drouet reprend ironiquement ces arguments
lorsqu’elle se plaint des retards ou absences de Hugo, alléguant à son tour
« la mairie », « l’affaire de Charles » puis « le carabinier de Charles »,
qu’elle met souvent sur le même plan que « l’affaire Chaumontel », pour laisser entendre
qu’elle n’est pas dupe des bonnes excuses invoquées par Hugo. Grangé inspire
à Hugo le personnage de Grantaire dans Les Misérables.
Juliette évoque parfois ce personnage doublement fictif pour
exprimer ses soupçons jaloux. Le nom est emprunté aux Petites misères
de la vie conjugale, qui parurent en 1846. Le héros, Adolphe,
essaie de justifier ses absences par « l’affaire Chaumontel » qu’il invente
de toutes pièces, mais sa femme, Caroline, n’est pas dupe. Et Balzac
d’avancer l’axiome : « Tous les ménages ont leur affaire Chaumontel. »
Couailhac et Dugard en font une comédie-vaudeville en un acte,
L’Affaire Chaumontel, créée le 14 octobre 1848 au Théâtre
du Vaudeville [remerciements à Christophe Reffait].
Verbe ou nom désignant l’activité de copiste, la
copie. Ce néologisme vient de la déformation ludique du verbe « copier ».
Juliette Drouet tient pour un honneur, et vit comme un plaisir cette
activité utile à Hugo. En vieillissant, sa vue chancelante la ralentit dans
ce travail.
Dans certains contextes, « déjeuner » semble être un nom de
code entre les deux amants pour désigner d’autres plaisirs charnels que le
seul repas. Ainsi, dans la lettre du 20 mai 1837, elle précise : « par
déjeuner, je m’entends ». Pour signaler ce sens secret,
Juliette, le plus souvent, souligne le mot ou l’écrit en grosses
lettres.
En contexte, synonyme de
« garnement ». L’origine du mot reste à élucider. S’agit-il de la
transcription phonique de l’italien « guasta piu » (« qui ne fait plus mal,
ne peut plus nuire »), et par là d’une formule hypocoristique qui
reprendrait la finale « piou » (cri du petit poussin) ?
Guitare : « Guitare » et « Autre guitare » sont deux poèmes du recueil
Les Rayons et les Ombres. Juliette utilise l’expression
pour changer de sujet de conversation.
Souvent employé dans l’expression « tu es bien i ». On
ignore le sens de cette expression, qui, en contexte, signifie
vraisemblablement, le plus souvent, « tu es bien gentil », ou bien, dans
d’autres occurrences, tu es bien « surpris » ou « tu es bien
joli »...
Imitation de l’accent
allemand. « Oui, oui, Monsieur, Madame ». La suite est moins
compréhensible : « il est sans charme », « il est son charme », autre
chose ? L’expression apparaît dans les lettres au retour du voyage sur les
bord du Rhin de 1840.
Par aphérèse, diminutif de « bonjour ». Juliette en explique
elle-même l’origine, le 1er janvier 1837 : « Jour mon Toto : il ne faut pas
le jeter au coin de la porte ce bon vieux jour, il faut le garder toute
notre vie, cela nous rappellera le temps si charmant on nous empruntions le
naïf et frais langage des enfants pour exprimer une passion non moins
fraîche et non moins naïve. »
Surnom que se donne Juliette à partir de 1837, notamment
lorsqu’elle se livre à des enrichissements graphiques de ses lettres (par le
dessin, la calligraphie ou la mise en page). Tout porte à croire que le
suffixe a été choisi d’après le nom de Marie-Caroline Jaunez, dite Mlle Lina ou Lina Jaunez (plus tard Caroline
Jaunez-Sponville), artiste qui avait ouvert en 1835 un cours de dessin pour
dames et demoiselles à l’Athénée des Beaux-Arts (no 37, rue de Seine Saint-Germain). Elle jouissait alors d’une
grande réputation (ayant exposé au Salon de 1833 un tableau remarqué) et
intervenait comme critique et chroniqueuse dans les journaux, notamment dans
Le Journal des femmes. Maniant l’ironie, elle aimait à
pointer les préjugés masculins contre la peinture féminine. Il n’est donc
pas étonnant que Juliette se soit vue attribuer par Victor Hugo ce diminutif
qui procède de l’amalgame entre son petit nom et celui de la
peintre-dessinatrice alors réputée ; à moins que Juliette se le soit
approprié d’elle-même par autodérision. [Remerciements à Sylviane
Robardey-Eppstein.]
Orthographe variable, sous la
plume de Juliette Drouet, pour « look-out ». Le terme désigne
d’abord, sous la plume de Juliette, une petite verrière dans le jardin de la
première maison de Hugo à Guernesey. Puis elle nommera ainsi la chambre de
Victor située au dernier étage de Hauteville House, puis l’atelier de verre
que Hugo y fait construire, sorte de belvédère édifié au faîte de la maison
et achevé en 1862. Juliette aussi a son propre look-out, dans sa maison de
la Fallue.
L’origine du mot est à élucider. En
contexte, « mouzon » est synonyme de « triste », « mélancolique », ou
« grognon », « de mauvaise humeur », ou « patraque ».
Jeu de mots sur « dès potronminet » (« très tôt, dès
l’aube, au point du jour ») forgé par Hugo dans Les Misérables,
où une bande de malfaiteurs prend ce nom.
Juliette emploie ce mot qui signifie « haillons » pour
désigner à la fois ses vieux vêtements et les marchands d’occasions, et crée
le néologisme « penailler », qui signifie chiner dans leurs boutiques. En 1841, elle
emploie même ce mot, la « Penaillon » pour désigner son ouvrière
Pauline qui vient de temps à autre chez elle pour repriser de vieux
vêtements ou en confectionner de nouveaux. Elle l’appelle ainsi pour
symboliser la fainéantise et l’inefficacité qui caractérisent la plupart du
temps cette « affreuse couson ».
D’un mot latin tardif rare, « restitus », venu
de « restitutus », et signifiant « restitué », ce terme est
employé dans divers domaines avec un sens technique. En droit international,
il désigne un territoire légalement attribué à la puissance victorieuse par
un traité de paix (par opposition à une annexion sauvage). Dans le
vocabulaire de la monnaie, une pièce « restituée » est une pièce refrappée à
la même effigie. Le sens que lui donne Juliette Drouet est plus proche de
son emploi dans le vocabulaire de la confession religieuse, où ce mot rare
désigne un examen de conscience écrit : Juliette Drouet désigne ainsi sa
lettre comme un compte rendu de son activité journalière, de son état de
santé, et de ses états d’âme. Employé par Juliette Drouet tantôt au
masculin, tantôt au féminin.
Servante. Dans le premier cas, le suffixe n’est pas
nécessairement péjoratif. Dans le second cas, Juliette forge un mot-valise
(« servante » + « ventre »).
Plaisanterie de Hugo à Juliette, qu’elle reprend parfois à
son compte. Dans sa lettre du 9 février 1841, Juliette fournit une
explication à cette demande répétée : « […] je te sourirai de ce bon sourire
qui te plaisait tant autrefois et que tu trouves si rare depuis que je te
vois à peine quelques minutes par jour. »
Dans l’argot du XIXe siècle,
« sterling » est utilisé comme synonyme de « grand », « excellent », ou
« considérable », par allusion à la valeur élevée de la livre
anglaise.
Mouchoir blanc que Hugo, à Hauteville House, accrochait
à son balcon le matin, pour indiquer à Juliette Drouet qu’il était réveillé.
L’expression se trouve dans « Choses écrites à Créteil » (Chansons des
rues et des bois, I, 7), poème écrit le 27 septembre
1859.
Occupations domestiques, rangement du désordre, tracas du
ménage. Dans Les Misérables, le cantonnier Boulatruelle fait
« un triquemaque » – met la terre sens dessus dessous, fouille partout –
dans les bois de Montfermeil pour retrouver le trésor enterré par Jean
Valjean.
Le sens de cette expression reste obscur. Sa récurrence
contextuelle laisse à penser qu’elle pourrait signifier « regarde-moi »
(« vois me »), ou bien « ah oui vraiment », entre « voui… voui… », « mouais…
mouais… » et notre actuel « wouaouh ! ».